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Fronton pour un jeune poète

Le jeune poète se doit de nous surprendre. À nous de juger la qualité de notre surprise. Mais s’il est un point où je ne me connais pas, c’est bien celui-ci : que vais-je goûter de cette nouveauté ? Si le poème qui m’est soumis me ravit définitivement, il m’ôte toute raison valable de le juger : je ne suis plus moi. S’il me laisse retourner à la lucidité, il m’oblige, de ce fait, à prendre conscience non point de ce que j’aime - qui m’est toujours neuf et inconnu - mais de ce qu’il n’est pas probable que j’aime jamais.

Je doute, par exemple, que puisse beaucoup m’émouvoir un poème auquel ne s’imposerait pas une certaine unité temporelle. Il me semble que le poète véritable se reconnaît à la façon dont il rend nécessaire, par une médiation qui intègre du temps, l’enchaînement des données "naturelles" qui lui étaient apparues d’abord comme gratuites et isolables. Le poème naît quand le point de convergence est enfin trouvé, quand les rapports qu’il établit entre les choses y semblent appelés - et de très loin. Il est terminé quand l’imagination du poète a lié indissolublement ce que les instants les plus divers de sa vie avaient apporté, comme par hasard, à sa conscience. C’est dans cet acte, ajouterai-je, que le poète fait l’apprentissage du destin et de la liberté : il emprisonne le temps dans une boule de cristal : il peut y lire ce qui lui plaît. Je n’aime que les poèmes "travaillés", mais non pas sur le plan de l’écriture ; sur celui de la "prophétie". Boileau voulait que le labeur du styliste aboutît à une sorte d’analyse logique du poème, où l’esprit retrouverait en fin de compte, ce qu’il y avait mis d’abord. Je souhaite au contraire que le jeune écrivain s’éprenne d’une poésie qui soit la négation du langage conceptuel, et ne puisse naître qu’entre les mots, lorsque des éléments naturels d’inspiration juxtaposés par cette sorte de sens poétique de la destinée, se lève ce qui, par essence, n’est point pensable. Comme il s’agit ici - contradictoirement - d’une juxtaposition dans le temps, il faut bien que le poème soit une musique de l’imaginaire - non pas une harmonie sonore, mais un ordre de la durée, où il soit possible à des imaginaires de vivre ensemble, et de produire leurs effets en fonction l’un de l’autre. Le poème que nous présente le jeune poète a de grandes chances d’être valable s’il est tel que la durée de son discours verbal y symbolise le temps qu’a mis l’esprit à rendre ressemblants de quelque façon - et coexistants - les images de sa propre discontinuité. Cet objet idéal, en qui la durée se peuple des significations, que seule la profondeur du temps a su conjuguer, ne peut pas être obscur pour l’esprit, puisque son unité temporelle le rend indécomposable, donc incompréhensible analytiquement.

 

 

Je ne veux point que le poème produise en moi une émotion qui ait l’air de me limiter à ce que je suis. Rira qui voudra de la poésie éternelle. Je sais bien que tous les poètes sont de leur temps. Seulement il y a ceux qui le font exprès et ceux qui ne le font pas exprès. Il y a ceux qui se donnent beaucoup de mal pour illustrer l’ancedote - et sont toujours en retard sur la signification qu’elle a déjà prise sans eux - et ceux qui sont très capables de faire tenir tout le désespoir de l’époque dans une chanson qui parle de tout autre chose. Je serais navré que le jeune poète se crût obligé de faire de la poésie "utile". La poésie ne peut rien exprimer directement, elle ne nomme ni ne "peint" rien. Elle n’est capable que de faire tourner la signification des choses à son dessein propre, et ce dessein, elle ne le découvre qu’au fur et à mesure que le monde, grâce à elle, devient de l’esprit. Elle ne doit imiter que l’allusion, le présage, la coïncidence, le ton de la voix, la réalité subjective qui s’établit, par induction, entre deux images, comme une troisième personne inattendue. Elle ne copie pas les ressemblances, elle les tire du chaos.

C’est pourquoi je crains toujours de découvrir dans les premies vers d’un tout jeune homme cette tendance au Réalisme qui, outre qu’elle lui donne l’occasion de se rendre "utile", lui offre toute facilité pour s’abêtir, comme aux beaux jours de l’épopée napoléonnienne et des plus grossières tyrannies. On pense à ce pauvre Luce de Lancival qui, ayant osé écrire en parlant d’un taureau

"d’amour sa narine écumante

Avec l’air qu’il embrase aspire son amante" .

se vit accuseé par les critiques de l’Empereur de bouleverser l’ordre social, en même temps que les lois du beau langage. "Comment un taureau embraserait-il l’air, comment, surtout, aspirerait-il son amante avec cet air embrasé ?" Je sais bien qu’aujourd’hui on ne demande plus aux poètes de gratter l’image jusqu’au concept, le concept jusqu’au mot, le mot jusqu’à son néant. C’est que la poésie n’est plus très dangereuse. La peinture l’est beaucoup plus. Le réalisme poétique, sans connaître un bien grand succès, a cependant pris de nos jours une forme subtile : il tendrait plutôt à revaloriser ce qu’on pourrait appeler l’Art-Souvenir, lequel se confond avec l’imitation de la prétendue Réalité. Le Réel, en effet, est toujours du passé immédiat sentimentalisé. Et il est toujours très facile d’émouvoir par référence à ce passé. Pour moi, j’userais volontiers de cette pierre de touche : Le poème me renvoie-t-il à mes souvenirs ? Me prive-t-il brusquement, au contraire, de tout mon passé (ou, ce qui revient au même, me donne-t-il des souvenirs imaginaires) ? Dans le premier cas, je me sens plein de méfiance, dans le second, plein de sympathie, pour son auteur inconnu.

 

 

La poésie n’imite jamais que l’instant où le monde commence en nous, à chaque perception, pour passer aussitôt à la nuit. Elle porte les choses à leur degré suprême d’achèvement subjectif, leur confère leur durée propre qui est de métamorphoses, de significations, de ressemblances imaginaires. Mais si elle se bornait ainsi à n’être que le passage de l’objet perçu à l’objet-souvenir, elle ne serait pas capable de nous mener plus loin que le sens usuel des mots. Il est évident que l’émoi poétique tend à nous désincarner, à nous dépouiller de notre substance, au profit d’une autre nature qui ne respire que dans le temps du poème. Il nous impose un détachement à l’égard de ce que nous croyons manifester, une liberté, qui peuvent paraître illusoire mais qui sont en réalité, le seul détachement et la seule liberté auxquels nous puissions prétendre. C’est la poésie qui nous fait "voir le monde sans nous", nous donne à vivre une vie qui n’est plus la nôtre ; et celle d’autrui, comme si nous l’avions en partage ; qui nous fait découvrir le passé d’un point futur que nous n’atteindrons jamais ; qui arrête le présent à son recommencement mélodieux. Et si je ne craignais d’être mal compris du jeune poète, je lui dirais que toute poésie véritable ne peut que s’achever en éthique.

 

René Nelli in "Les Cahiers du Sud " - 1953

 

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